Entretien inédit pour le site de Ballast
Cinéma « L’Entrepôt », métro Pernety, Paris — des jeunes, sortis d’une salle voisine pour griller une cigarette, subissent un contrôle d’identité lorsque nous arrivons. Le réalisateur Jean-Claude Poirson, ancien ouvrier, entre à son tour : son dernier film, La bataille de Florange, en salles depuis la fin du mois d’octobre, fait l’objet d’une projection et d’une rencontre. Le 20 février 2012, les salariés de l’usine sidérurgique ArcelorMittal prirent possession des bureaux de la direction, à Florange, en Moselle, afin d’empêcher la fermeture du « site » et de sauver les 5 000 emplois qui en dépendaient. Trahis mais combatifs, ils parvinrent à obtenir un reclassement moins violent et des « investissements d’avenir », dixit le gouvernement, venant compenser une nationalisation promise qui ne se fit jamais. Assis sur l’avant-scène, Poirson nous fait vivre, avec le franc-parler qui est le sien, les heures mouvementées de cette lutte. Le cinéma indépendant, chacun le sait, peine à tenir tête au marché : s’y rendre, les deux premières semaines, est la seule chose à faire pour le soutenir.
Vous considérez-vous comme un ouvrier au cœur de cette lutte ou comme un cinéaste en observation ?
Ni l’un, ni l’autre. J’ai été ouvrier de 14 à 36 ans ans tout en étant militant dès 1969, au sein de la Gauche prolétarienne. La passion du cinéma m’est venue au moment de l’auto-dissolution de cette organisation. Je suis tombé dedans et j’ai décidé d’en faire mon métier, en autodidacte, avec pour focale des films toujours liés aux faits de société. Je n’ai pas fait de formation de cinéma car il n’y avait alors que l’IDHEC, actuelle FEMIS, ou des écoles privées. Déjà, je voulais amener la caméra dans l’atelier ou devant le piquet de grève, c’est-à-dire dans le réel. Pour autant, j’insiste sur le fait que je ne réalise pas des films militants mais des films engagés, car dans l’idée de « militant » il y a sous-entendue l’application d’une ligne. Je n’ai qu’une ligne, c’est la mienne, qui est de braquer les projecteurs sur des faits de sociétés méconnus ou des injustices. C’est la raison pour laquelle je travaille rarement en équipe. J’avance le plus souvent seul afin de proposer des films intimistes — comme mes deux films sur des personnes en fin de vie admises dans des cliniques de soins palliatifs. Pareillement pour mon film sur le milieu de la prostitution à Strasbourg, dans lequel, pendant six mois, j’ai suivi une équipe de bénévoles qui aide les prostituées à s’en sortir. Vous imaginez bien que je ne pouvais pas me pointer avec une équipe ! De toute façon, j’aime bien travailler en solo ; avec une équipe, tout est très vite faussé : les gens commencent à faire du cinéma en adoptant des attitudes d’acteurs. Mon but est de faire oublier la caméra par un contact très immédiat qui est propice aux entretiens et aux confidences, plus intuitives et naturelles. Dans La bataille de Florange, sans pour autant m’effacer, j’essaie de me rendre invisible tout en restant scotché à l’action. C’est le cas par exemple lors d’une réunion fixant des moyens d’action ou lors d’une réflexion collective. Cette manière de filmer permet à un réalisateur de saisir des moments privilégiés sans trahir à la fois l’esthétique et les personnes filmées. J’ai un profond respect pour elles. Je ne les force jamais pour projeter des moments qu’elles ne voudraient pas voir à l’écran.
Comment les ouvriers ont accueilli votre projet de film ?
« Je voulais amener la caméra dans l’atelier ou devant le piquet de grève, c’est-à-dire dans le réel. Pour autant, j’insiste sur le fait que je ne réalise pas des films militants mais des films engagés. »
Par des tonnerres d’applaudissements lors de l’avant-première à Florange ! (rires) Ils se sont levés et ont entonné « Il est des nôtres » ! Ayant été ouvrier et ayant organisé des mouvements sociaux, j’ai voulu, dans ce film, privilégier la lutte en faisant vivre au spectateur l’intérieur du conflit. De la manière la plus proche possible. Contrairement aux équipes venues faire des petits sujets, j’ai couvert plus de deux ans de lutte en vivant avec eux aussi bien leurs moments de doutes que de galères, de joie, sans oublier, bien entendu, les gaz lacrymogènes et les trahisons. Un an après, j’étais encore là. Notre amitié est très profonde ; je fais partie de la famille. Cette famille continue à se voir toutes les semaines. Je passe de temps à autres — on s’embrasse tous comme si c’était hier.
Vous êtes un ancien de la Gauche prolétarienne. Comment, fort de votre héritage pratique et idéologique, voyez-vous la situation dans la vallée de la Fensch ?
Avant de commencer le film, j’avais lu un article du Monde sur la montée du Front national dans le monde ouvrier du nord de la Lorraine, entraînée par la désertification industrielle — en particulier dans la sidérurgie. La vallée de la Fensch est passée de 80 hauts-fourneaux à deux, au moment du conflit. Le but était alors de garder ces deux-là en activité. J’ai été sidérurgiste dans une de ces 80 usines, puis dans les acieries de Pompey près de Nancy : à cette époque, ma démarche était de créer des liens.
Quand je suis revenu des années plus tard, pour ce film, j’étais en terrain connu, tant au niveau du travail manuel que de l’engagement politique. Du cinéma engagé autour des luttes, aussi. Ma démarche était de montrer qu’il est impossible que des ouvriers votent Front national alors qu’ils ont toujours voté pour le Parti communiste français ou pour un parti plus « gauchiste ». Le Front national, totalement inactif et absent durant la lutte, a raflé toute la mise à la fin du film : la faute des partis politiques de gauche et de droite, qui l’ont nourri par leurs trahisons et leurs promesses non-tenues.
En pleine lutte, certains travailleurs — pas tous — semblent croire à la politique des politiciens professionnels. Cet abandon du politique comme force autonome n’est-elle pas, aussi, un facteur explicatif du succès du Front national ?
Les quarante ouvriers les plus actifs étaient très méfiants vis-à-vis des candidats. Ils ne voulaient pas les voir transformer leur lutte en meeting. Le candidat Nicolas Sarkozy n’a tenu aucune promesse, tant à Gandrange qu’à Florange. Il se bornait à négocier 18 millions avec Mittal, soit 2 % des besoins d’une rénovation d’un haut-fourneau. Forcément, quand François Hollande monte sur la camionnette et annonce une loi contraignant les entrepreneurs à ne pas tout revendre, il rassure les ouvriers notamment sur la sauvegarde des brevets qui est le seul moyen de faire tourner l’usine. Mais — il y a un mais — il ne dit jamais explicitement qu’il va garder les hauts-fourneaux. Dès lors, beaucoup d’entre eux restent méfiants. En revanche, c’est vrai qu’ils fêtent sa victoire car elle marque la défaite d’un Sarkozy qui les a gazés et réprimés à maintes reprises en envoyant ses CRS. Un mois après l’élection, ils sont soulagés de voir l’accueil d’une délégation par l’Élysée et Arnaud Montebourg. Ils commencent à y croire mais, au bout de deux mois, l’espoir retombe avec l’envoi d’un expert qui ne changea rien à la situation tout en ne cachant pas son mépris pour eux. Pire, il y a quinze jours, Hollande est venu à Florange en déclarant : « Le combat a payé. » Mais il n’a mené aucun combat, lui. Si, pour l’instant, Mittal suit ses engagements, ce n’est pas en raison d’une éventuelle pression exercée par le gouvernement mais bien par celle, effective, des ouvriers. Hollande récupère et tord les concepts et les événements pour les faire rentrer dans sa ligne politique, qui est d’autant plus dévastatrice que c’est lui qui a empêché la sauvegarde des deux derniers hauts-fourneaux alors même que la demande d’acier est plus forte qu’avant le conflit ! Outre cette défaillance des politiques, le vote FN est aussi dû à Florian Philippot, qui a déclaré que le syndicaliste Édouard Martin, en devenant candidat PS pour le Grand-Est, « allait à la soupe » au prix de la trahison de ses camarades. Nadine Morano en a ajouté une couche. Cette calomnie croisée a fait du tort : quand les journaux télévisés viennent faire des micro-trottoirs dans la foulée, les gens reprennent ces éléments de langage.
À la fin du film, on voit Édouard Martin obtenir un mandat européen sous les couleurs du Parti socialiste : comment ont, sur le coup, réagi ses camarades de lutte ?
« Le Front national, totalement inactif et absent durant la lutte, a raflé toute la mise à la fin du film : la faute des partis politiques de gauche et de droite. »
Ils l’ont soutenu. Ils savaient très bien qu’Édouard Martin ne pourrait plus jamais travailler dans cette usine, ni dans le secteur sidérurgique. Sa médiatisation l’a grillé. Il aurait très bien pu être condamné et vivre les mêmes difficultés que Xavier Mathieu des Conti. Il faut faire attention à la médiatisation sur un conflit de longue durée : la descente aux Enfers peut être très violente une fois que les médias sont partis. En conséquence, ils se sont dits que ça valait le coup d’essayer. En plus, ça pouvait être la poursuite du combat dans un autre lieu.
Pensez-vous qu’il a pu, de son nouveau poste, mieux les défendre ? Qu’il a pu peser sur le tissu industriel de la région ?
Bien sûr ! Depuis qu’il est élu, Édouard Martin a fait deux rapports. Le premier a pour vocation de sauver la sidérurgie et le second de contrer le dumping social dû à l’acier chinois qui envahit le marché européen, entraînant d’éventuelles fermetures d’industries. En revanche, il faut voir qu’il est seul au Parlement… Forcément, l’efficacité de son action en est réduite. Mais voilà le paradoxe : beaucoup se plaignent qu’il n’y a pas assez d’ouvriers ou de paysans dans les institutions représentatives et politiques — notamment à l’Assemblée nationale —, mais dès qu’il y en a un, comme Édouard Martin, ils le dégomment.
Comment émerge la figure de Martin dans votre film ? Est-ce un choix de votre part ? Est-ce dû à son charisme ? Ou bien parce que son syndicat, la CFDT, est majoritaire ?
C’est tout ça ! Oui, la CFDT était majoritaire dans l’inter-syndicale dès le début du conflit. Mais, surtout, Édouard Martin connaissait le dossier par cœur — et mieux que tous les autres délégués et syndicats réunis ! Et ceci pour une simple raison : il était au Comité d’entreprise. Il connaissait tous les dossiers internationaux et les positions économiques d’ArcelorMittal. Son premier mouvement a été d’expliquer tous les enjeux cachés aux collègues. Ensuite, aidé par les autres, il a porté le mouvement à bout de bras. Logiquement, il a dès le début été désigné comme porte-parole. Puis, ne nous le cachons pas, il a un charisme particulier puisqu’il peut parler une à deux heures sans notes — ce qui est assez rare pour des gens « venant du peuple ». Quand l’inter-syndicale a explosé, après la non-nationalisation temporaire promise par le gouvernement Jean-Marc Ayrault, la CFDT est restée à l’initiative de tous les combats et de toutes les modalités d’action les plus originales, les plus offensives. Elle a aussi eu le soutien discret des ouvriers non grévistes, qui ne voulaient pas s’engager car il n’y croyaient pas mais qui, aux moments clés, ont débrayé. Puis, les querelles d’ego ont commencé à jouer en raison des médias qui, flairant « un bon client », essayaient d’avoir essentiellement Édouard Martin. Mais il faut lui rendre justice : alors que les autres délégués syndicaux me vendaient leurs étiquettes et leurs boutiques, Édouard n’a jamais cité son syndicat. Il fait primer le combat sur son organisation, c’est ce qui me plait. C’est aussi le cas d’Antoine Terrak. Malgré son côté blagueur, il a été la vigie du mouvement pendant tout le conflit. Et pour cause : Antoine avait été préalablement trahi par les syndicats à Gandrange. C’est pour ça qu’il est tout le temps sur la brèche et qu’il veille particulièrement à ce que le mouvement ne se fasse pas enfumer — y compris par les organisations syndicales. Antoine Terrak est aussi la conscience d’Édouard Martin : que sa médiatisation soudaine ne lui monte pas à la tête…
D’ailleurs, nous avons été étonnés de voir une CFDT aussi combative… Ce n’est pas toujours son registre ! Pouvez-vous nous éclairer ?
Tout simplement parce que la CFDT Florange était coupée de la Centrale nationale, dont elle se méfiait. Et à juste titre : la direction de la Fédération est venue sur place pour exercer une pression, somme toute assez légère car elle craignait la médiatisation d’Édouard Martin. Sur place, il faut dire qu’il était devenu un héros populaire, une sorte de Robin des bois. Casser un tel symbole pour un représentant syndical comme François Chérèque, c’était prendre le risque de casser son syndicat. Ils les ont donc laissés plutôt tranquilles. C’est certainement ça qui a fait le succès de cette grève puisque, même si les deux hauts-fourneaux ont été fermés, les ouvriers ont sauvé la vallée de Fensch. Les autres activités liées à l’activité sidérurgique par la dépense des salaires — le commerce ou les services publics, par exemple — ont perduré. Ils ont sauvé la vie de leur vallée et tous les emplois qui s’y rattachent. Ils se placent aussi dans la lignée des Fralib et des Conti, c’est-à-dire d’ouvriers en lutte qui relèvent la tête. Ils sont encore trop peu et c’est ce qui m’a plu et m’a déterminé à aller au bout de ce film, malgré le fait que nous nous sommes ruinés, mais c’est une autre histoire…
Comment ça ?
« Le collectif est en train de voir les deux traîtres que sont Sarkozy et Hollande se mettre en ordre de bataille. »
Au début, nous avions l’engagement de France 3 pour un documentaire de 52 minutes, suivi d’un second, étant donné la persistance du conflit. Alors que nous débutions le second documentaire, la chaîne a fait volte-face. L’élection présidentielle était passée par là, avec des changements de direction dans tous les différents démembrements de l’État — dont la télévision. On s’est donc retrouvé seul avec le conflit qu’il fallait continuer de couvrir, au nom de notre engagement. Mais de notre poche ! Davantage que pour rentrer dans nos fonds, même si on aimerait, notre priorité reste que nos sacrifices ne soient pas vains et que le plus de gens possible aillent voir le film.
On voit se multiplier des films documentaires comme Nous, ouvriers, Tous au Larzac, Comme des Lions : est-ce le retour du cinéma social ?
Le cinéma militant ou engagé, ouvrier comme écologique, est peu présent en comparaison des films de guerre ou des polars. Plus que le retour, c’est plutôt l’arrivée ! Enfin ! Plus on est, mieux c’est. D’ailleurs, La bataille de Florange a gagné le FIPA d’or, la plus belle récompense pour un film documentaire. On a aussi reçu une mention spéciale au festival documentaliste Golden panda, en Chine.
Le collectif de Florange — une quarantaine de personnes mobilisées — est le seul acteur constant dans cette lutte tripartite, entre les ouvriers, l’État — qui rompt ses promesses — et le financier Mittal — qui voit dans la destruction de site un moyen d’augmenter ses marges. Le collectif a rendu les armes, continue le combat ou en prépare un autre ?
Il les aiguise ! Il est en train de voir les deux traîtres que sont Sarkozy et Hollande se mettre en ordre de bataille. Les travailleurs veulent empêcher que se rejoue le même duel présidentiel. Autrement, Montebourg et sa femme, Aurélie Filippetti — qui est lorraine —, sont en contact avec eux. Ils sont reconnaissant au premier d’avoir mouillé le maillot et d’avoir quitté le gouvernement. Ça ne veut absolument pas dire que les ouvriers vont le soutenir ou voter pour lui, mais ils lui fileront certainement un coup de main — au moins sur l’orientation des débats. En revanche, s’il y a un duel face à Manuel Valls, leur soutien risque d’être officiel : trois mois de polarisation à la con sur le burkini en pleine crise d’Alstom, ce n’est pas possible ! Et encore, Valls s’en est occupé car il y a les élections en ligne de mire et que le mouvement social se renforçait avec des grèves, des manifs et des montées sur Paris… Ce gouvernement noie le poisson sur plein de scandales et détourne l’attention avec des débats sans significations.
Photographie de vignette : Cyril Choupas | Ballast
Photographie de bannière : DR
REBONDS
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